Un poème de Mahmoud Darwich

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Un hommage du poète à l’intellectuel américano-palestinien Edward Saïd, mort en 2003.

« Dans mon écriture, je m’avoue l’enfant de plusieurs cultures successives. Il y a place pour les voix juive, grecque, chrétienne, musulmane. La vision adverse concentre toute l’histoire de la Palestine dans sa période juive. Je n’ai pas le droit de leur reprocher la conception qu’ils ont d’eux-mêmes. Ils peuvent définir leur identité comme ils veulent. Le problème, c’est que cette conception de l’identité signife la négation de celle de l’autre. »

Mahmoud Darwich

CONTREPOINT

[Pour Edward Saïd, janvier 2005]

New York. Novembre. Cinquième Avenue.
Le soleil est une soucoupe éclatée.
À l'ombre, j'ai dit à mon âme étrangère :
Cette ville est-elle Babylone ou Sodome ?

Là-bas, il y a trente ans, j'ai rencontré Edward
Au seuil d'un abîme électrique haut comme le ciel.
Les temps étaient moins contraires.
L'un et l'autre nous avons dit : Si ton passé est expérience,
Que le lendemain soit sens et vision !
Partons, allons à notre lendemain,
Assurés de la sincérité de l'imagination et du miracle de l'herbe.

Ce soir-là, je ne sais plus si nous avons été au cinéma
Mais j'ai entendu des Indiens anciens m'interpeller :
Ne fais confiance ni au cheval ni à la modernité.

Non. Aucune victime n’interroge son bourreau :
Suis-je toi ? Si mon glaive avait été plus grand que ma rose...
Te demanderais-tu si j’agirais comme toi ?
Pareille question attise la curiosité du romancier
Dans un bureau de verre ouvert sur les lys d'un jardin...
Là où l'hypothèse est blanche comme la conscience de l'écrivain
S'il règle ses comptes avec la nature humaine :
Nul lendemain dans la veille, avançons donc !

Le progrès pourrait être le pont du retour à la barbarie...

New York. Edward se réveille sur la paresse de l'aube.
Il joue un air de Mozart.
Dispute une partie de tennis sur le court de l'université.
Médite sur la migration de l'oiseau par-delà frontières et barrières.
Parcourt le New York Times. Rédige sa chronique nerveuse.
Maudit un orientaliste qui guide un général
Au point vulnérable du cœur d'une Orientale.
Se douche. Choisit un costume avec l'élégance d'un coq.
Boit son café au lait et crie à l'aube : Ne traîne pas !

Sur le vent, il marche.
Dans le vent, il sait qui il est. Nul toit au vent. Ni demeure.
Et le vent est une boussole pour le nord de l’étranger.

Il dit : Je suis de là-bas. Je suis d'ici
Et je ne suis pas là-bas ni ici.
J'ai deux noms qui se rencontrent et se séparent,
Deux langues, mais j'ai oublié laquelle était celle de mes rêves.
J'ai, pour écrire, une langue au vocabulaire docile, anglaise et
J'en ai une autre, venue des conversations du ciel avec Jérusalem.
Son timbre est argenté, mais elle est rétive à mon imagination !

Et l'identité ? je dis. Il répond : Autodéfense...
L'identité est fille de la naissance.
Mais elle est en fin de compte l'œuvre de celui qui la porte,
Non le legs d'un passé. Je suis le multiple...
En moi, mon dehors renouvelé...
Mais j'appartiens à l'interrogation de la victime.
N'étais-je de là-bas, j'aurais entraîné mon cœur
À y élever la gazelle de la métonymie...
Porte donc ta terre où que tu sois...
Et sois narcissique s’il le faut.